Repas manqué
Ces
quelques jours de vacances étaient l’occasion d’aller leur rendre visite. Eux
n’avaient plus vraiment la possibilité de se déplacer. Le trajet en voiture
était devenu trop long. Le train ? Il y avait déjà longtemps que leur
petite gare ne voyait plus s’arrêter que quelques rares omnibus.
Pour
notre venue, il s’était mis aux fourneaux, comme il avait toujours aimé le
faire. Moi, ça me faisait un peu peur quand je le voyais cuisiner. Traîner la
patte entre l’évier et la gazinière, avec ses yeux qui ne voyaient presque plus
rien, c’était risqué. Mais on ne pouvait rien dire : il s’énervait dès
qu’on lui faisait remarquer sa vision défaillante ou sa marche difficile.
- J’y
vois très bien, qu’est-ce que vous racontez ! D’ailleurs l’ophtalmo a dit
que l’opération, c’était quand je voulais et si je voulais.
Tu parles, il avait surtout vu que tu avais une peur bleue des toubibs, et que tu étais rentré à reculons dans son cabinet ! Pas naïf, mais pas courageux non plus, il avait compris que tu préférais continuer avec tes 2/10° de vision actuelle plutôt que de passer sur le billard.
Nous
étions tous dans la salle à manger quand nous entendîmes un grand fracas suivi
d’un « Et merde ! » tonitruant.
Je me précipitai dans la cuisine pour te trouver debout
devant le four, le poulet nageant à tes pieds, dans la graisse brûlante, au
milieu d’une multitude d’éclats de verre. Il y en avait de partout, et toi, tu
restais planté là, râlant.
Ce
que j’ai vu ensuite, c’est ton polo blanc recouvert d’huile bouillante, et
dessous, ta peau rougie. Puis ta main, toute rouge elle aussi, et tes pieds….
Difficile
de te faire asseoir au milieu de tout ça. Et puis, comme toujours cette peur
incontrôlable des toubibs …
- Mais
non, je n’ai pas mal. Ca ne me brûle pas. C’est rien, je vous dis !
Ben
voyons, de la graisse brûlante, tout le monde savait que c’était bon pour la
peau. Il suffisait de regarder la cloque qui se formait sur ton ventre.
Pendant
que ma mère t’emmenait vers la chambre pour te couvrir de serviettes trempées
dans de l’eau froide, j’attaquai le poulet qui n’avait plus de véilléités de
fuite, si ce n’est en me glissant des mains. Ramasser la graisse chaude sur le
sol, mêlée d’éclats de verre comme des aiguilles ne fut pas une partie de
plaisir. Quatre lavages furent nécessaires pour rendre le sol propre à la
circulation.
Pendant
ce temps, je t’entendais râler à chaque évocation du corps médical, repoussant
violemment toute tentative de coup de fil au médecin de garde.
Plus
tard, quand tu refis ton apparition dans la cuisine, tout penaud de ta
maladresse, j’osai, sur la pointe des mots, te faire remarquer que celle-ci
pouvait sans peine être corrigée. Puis je m’enfuis lâchement vers la salle à
manger avec le plat de pâtes, sans tenter une attaque plus directe pour ne pas gâcher
le séjour.
Pendant
le repas, tu te vantas de ton don qui « conjurait les brûlures »
pour couper court à toute discussion. Et moi, je pensai que, finalement, si tu
avais été brûlé juste un tout petit peu plus gravement, cela aurait été
peut-être la solution pour que tu n’échappes pas à tous tes rendez-vous manqués
avec votre médecin traitant.